Veillée

Lieu(x) : Govindpura

La veillée commence en général après le repas du soir. C'est-à-dire sans heure fixe puisque chacun prend son repas seul, quand il le décide. Cela implique que la grand-mère et ses belles-filles aient toujours quelque chose de prêt quand ces messieurs le décident !

Comme c’est l’hiver et que les nuits sont fraîches, la veillée se déroule dans notre chambre. Ces messieurs arrivent les uns après les autres, disent un rapide bonjour collectif avant de s’installer sur un charpaï ou une chaise en plastique. La veillée commence vraiment lorsque Vinod arrive avec la houkha. Tout au long de la soirée, une personne se lève et quitte l’assemblée sans même dire au revoir, tandis qu’une autre arrive.

Les deux premiers soirs, j’étais au centre des discussions et j’ai passé la soirée à répondre aux questions posées à Vinod ou à son fils, qui servent de traducteurs. Dans le village, ce sont les deux seuls qui parlent à peu près correctement anglais : Junad de manière fluide, et son père de façon plus laborieuse.

Les Indiens sont des gens très curieux et n’hésitent pas à poser les questions les plus indiscrètes. Par rapport à il y a 50 ans, les sujets primordiaux n’ont pas changé, sauf qu’ils s’adressent désormais à un homme âgé, donc respectable, et non à un gamin de 18 ans.

Les sujets principaux

1. Dieu

La question première. Ne pas croire est pour eux inconcevable. La religion n’est pas ostentatoire, même s’il y a au moins 14 temples dans le village et quel est très présente dans les actes quotidiens. Je n’ai pas vu d’autel dans la maison, mais avant d’entrer dans la ferme le matin, Vinod fait une petite prière. J’ai cru comprendre que je serai impliqué dans une puja pour les récoltes de l’année dans quelques jours. Vais-je faire tourner la mayonnaise ?

2. Le mariage

Comment une union peut-elle être réussie si ce n’est pas décidé, arrangé et organisé par les familles ? Ici, on ne fonde pas une nouvelle famille, c’est la famille qui décide de s’agrandir. Quand je leur ai dit qu’Annie et moi avions vécu ensemble pendant 20 ans avant de nous marier en présence de notre fils, ils étaient stupéfaits. Les plus grivois ont demandé si on pouvait coucher avant. Leur œil s’est allumé lorsque j’ai dit "oui, bien sûr", puis s’est éteint lorsqu’ils ont compris que le consentement mutuel était la règle si pas toujours la réalité.

Hier soir, j’ai entendu Junad discuter longuement avec une voix féminine, ce qui m’a poussé à lui demander son avis. Il m’a expliqué que si les mariages d’amour, y compris intercastes, augmentent régulièrement en ville et dans les classes moyennes, les choses restent plus difficiles à la campagne, donc pour lui. À la question de savoir si son père laisserait faire, il m’a répondu qu'il pensait que oui, à condition que le couple soit autonome financièrement.

3. La famille nucléaire

En Inde, toute la descendance masculine vit sous le même toit. Ici, il y a Vinod et sa femme avec leurs enfants, ses parents, son frère et sa belle-sœur avec leur fils. Junad est ici en ce moment, mais il repart mardi dans son école d’ingénieur en agriculture dans le Maharashtra, et sa sœur pratique la boxe indienne à New Delhi. Le fait que je vive seul les interpelle : pourquoi ne me suis-je pas remarié ? Pourquoi Milou ne s’occupe-t-il pas de son vieux père ? Pourquoi ne vais-je pas vivre chez un de mes frères ? Mes sœurs sont exclues, pour elle ce n'est pas la "vraie famille". Ils n’arrivent pas à comprendre que c’est un choix personnel.

4. La corruption

Comment les députés peuvent-ils être élus s’ils n’achètent pas des voix avec de l’argent, de l’alcool ou de la nourriture ? Je n’ai jamais été directement confronté ici à de la corruption, qu’elle soit petite (par exemple, un billet pour passer en priorité) ou grande. Ils m’ont demandé avec quel pourcentage des voix les maires étaient élus. Un score de 55 % est pour nous un bon score, mais pour eux, c’est au minimum 80 %. La corruption existait déjà il y a 50 ans, mais elle était en mutation. Avant l'indépendance, le pouvoir était au mains des britanniques et des potentats locaux. Aujourd'hui on connaît les corrupteurs et les corrompus, et c’est un des sujets principaux des films et séries, souvent liés au trafic de drogue comme nouveau paramètre. Pour eux, c’est une calamité, une fatalité à laquelle ils se sont résignés.

Nous avons des expériences inversées de cette corruption : pour eux, elle est locale et quotidienne avant d’être nationale ; pour nous, elle est nationale et pas (peu ?) locale.

Je ne sais pas de quoi ils parlent lorsque je me mets dans ma bulle en tapant sur mon clavier, mais ils me ramènent régulièrement dans la conversation pour m’interroger sur les prix des céréales, la place du bio, ou encore les techniques agricoles. On compare les pays, les cultures, les salaires, mais l’agriculture reste au centre du débat : plantes cultivées, pratiques agricoles, prix d’achat, place du bio, possibilités d’exportation en Europe à petite échelle, etc. Heureusement que ChatGPT me donne réponse à tout !

En général, c’est moi qui provoque l’extinction des feux vers 23 h.

galerie