Il y aura d'abord les visites mémorielles obligées aux quartiers des 2 familles qui m'ont hébergées (West Patel Nagar et Defence Colony) et à ceux que j'ai le plus fréquenté : du centre de New Delhi à sa gare (Connaught place, main Bazar et Paharganj) et les quartiers de Daryaganj et Chandni Chowk dans le vieux Delhi. Pour savoir que faire ensuite, je me suis penché sur les événements et les politiques urbaines qui ont transformé la ville.
J'étais encore en Inde lorsque l'état d'urgence a été déclaré le 25 juin 1975 et il m'a profondément marqué. Une des premières mesures à Delhi a été le démantèlement du marché informel de Janpath. Les stands ont été détruits à coup de bulldozer et les vendeurs ambulants comme les commerçants ont été expulsés. La brutalité policière a frappé toute la population pourtant habituée à une police brutale.
Ce n'était que le début d'une vague de démolition de bidonvilles et de déplacements de populations, toujours violents [1], dans le cadre de projets d'urbanisme initiés par Sanjay Gandhi. "Nettoyer et embellir la capitale, faire de Delhi une ville belle et moderne" a d’abord signifié des démolitions massives. Dans les 2 années de l'état d'urgence, 137 964 structures ont été démolies contre seulement 920 dans les années précédentes [2]. Les expulsés se voyaient attribués des lots de terrains de 21 m² (pour des foyers de 5 à 7 personnes en moyenne !) dans des quartiers de remplacement [3] où "les premiers habitants se sont retrouvés initialement sur des terrains totalement dépourvus de tout accès aux services essentiels,[...] devant même entreprendre eux mêmes le terrassement et le nivellement de leur terrain. [...] Les plus pauvres n'ont pas pu faire face à des conditions de vie aussi difficiles. Beaucoup finirent par vendre leur parcelle et retourner vers le centre ville, squattant des terrains vagues situés plus près de leur sources d'emploi [4].
Après une pause à la fin de l'état d'urgence consacrée à la stabilisation des quartiers de relogement, de nouveaux grands projets d'urbanisme ont été planifiés pour le grand Delhi (Municipal Corporation of Delhi) et la région de la capitale nationale (NCR). Les destructions de bidonvilles et les expulsions ont alors repris peu à peu, de manière plus brutale et autoritaire avec le retour au pouvoir du parti d'extrême droite Bharatiya Janata Party de 1998 à 2022 à Delhi et à la région.
Et pourtant, la population des bidonvilles ne cesse de croître : elle était d'environ 500 000 habitants il y a 50 ans, tombée à 100 000 à la fin de l'état d'urgence, elle est remontée à 3 millions en 1998 et est probablement supérieure à 4 millions aujourd'hui. Kathputli Colony, qui a inspiré le cadre du roman "Les enfants de minuit" de Salman Rushdie, n'a été détruite qu'en 2017 après 7 ans de résistance de la population [5]. Dharavi, un des plus grands bidonvilles du monde, concentre 1 million de personnes sur 2,31 km². Son emplacement au centre de Mumbai suscite depuis 1997 la convoitise des promoteurs assistés de politiciens corrompus mais la population "résiste encore et toujours à l'envahisseur". Le film de Kollywood *Kaala* [6] raconte la lutte victorieuse de la population emmenée par un super-héros invincible contre un homme d'affaires/politicien, combats à la mode jeux vidéo, danses et musiques garantis.
La ville que j'ai connue, celle dont on peut voir le plan dans la galerie, ne faisait que 4,4 millions d'habitants. Il n'y avait que 15 km entre les limites sud et nord de Delhi, la même distance qu'entre La Défense et le Bois de Vincennes. Aujourd'hui, avec 32 millions d'habitants, la zone urbaine de Delhi est la deuxième au monde derrière Tokyo (37 millions). Sa surface (2 344 km²) n'est que le tiers de la métropole japonaise (8 231 km²) mais est un peu plus petite que celle de l'aire urbaine de Paris (2 853 km²) qui ne compte que 11 millions d'habitants [7].
Comparée à celle de Paris, la vue satellite de Delhi ne reflète pas cette différence de densité de population. Par contre, les rues du Marais à Paris (35 000 habitants sur 1,5 km²) semblent presque désertes quand on connaît les embouteillages humains des quartiers du vieux Delhi (plus de 50 000 h sur 0,25 km²).
Il y a 50 ans, j'ai fait du vélo dans la campagne entre Delhi et Gurgaon, devenue aujourd'hui une ville satellite comme Faridabad, Ghaziabad et la ville nouvelle de NOIDA (New Okhla Industrial Development Authority). Les seuls transports collectifs que j'ai connus étaient des bus bondés avec souvent des grappes humaines agrippées aux portières. La construction du métro n'a commencé qu'en 1998, mais les 340 km de réseau relient aujourd'hui entre elles la ville de Delhi et ses satellites. Pas d'autoroutes mais des routes à 2 voies où cohabitaient vaches en liberté, vélos, voitures à cheval, rickshaws et voitures Ambassador ou Padmini [8] qui me rappelaient les 403 ou Aronde de mon enfance.
Cette croissance effrénée qui semble inexorable donne le tournis. Pour me rassurer avant le grand plongeon, j'ai cherché les similitudes avec l'évolution de la région parisienne sur 50 ans qui s'est révélée comparable et à peine plus précoce mais en plus petit.
Érigé au début des années 50, le bidonville de Nanterre a accueilli jusqu'à 10 000 personnes. Il a été détruit à partir de 1966 [9] pour laisser la place aux premières tours du quartier de La Défense. En constante évolution/rénovation, ce quartier accueille environ 50 000 résidents permanents et 75 000 étudiants. Chaque jour, près de 180 000 salariés y travaillent, répartis dans plus de 500 entreprises, dont de nombreux sièges sociaux. Dans les années 60, la destruction de la proche banlieue, celle de Michel Audiard, Jean Gabin ou Lino Ventura [10], a libéré l'espace au périphérique et aux cités qui le bordent (Gagarine, des 4000, des Courtilières, des Bosquets, ...) Plus loin, des villages ruraux ont été transformés en banlieues dortoirs. Par exemple, Grigny est passé de 1 132 habitants en 1954 à près de 30 000 aujourd'hui et Sarcelles de 8 397 à un peu moins de 60 000. Les années Pompidou ont vu naître avec de grandes ambitions architecturales les villes nouvelles de Cergy-Pontoise, Évry, Marne-la-Vallée, Melun-Sénart et Saint-Quentin-en-Yvelines. La plus grande, Marne-la-Vallée, compte 291 000 habitants et plus de 180 000 emplois. Pour ne pas me faire de mal, je ne parlerai pas de ce que sont devenus aujourd'hui ces quartiers [11].
Je n'ai aucune idée de comment appréhender la réalité du Delhi d'aujourd'hui en 3 jours : où aller et pour voir quoi ? Alors place à l'improvisation !
- Voir dans ma bibliographie les romans Les enfants de minuit/Salman Rushdie et L'équilibre du monde/Rohinston Mitry pour cette période et Age of Crime/Deepti Kappoor pour aujourd'hui.
- Citation et données in Du traitement des slums à Delhi politiques de «nettoyage» et d’embellissement/Véronique Dupont et Usha Ramanathan .- éditions EHESS
- Par exemple les quartiers de Mangolpuri, Sultanpuri, Trilokpuri, Kalyanpuri ou encore Dakshinpuri
- Citation et données in L'habitat informel à Delhi : panorama historique et implications politiques -Persée et Des camps de squatters au nettoyage urbain.-Cairn.info
- Voir Kathputli colony : life after demolition
- Voir Kaala sous-titré en anglais.
- Liste des villes et agglomérations les plus peuplées sur Wikipedia
- Hindustan Ambassador ou Padmini sur Wikipedia
- Voir Bidonvilles de Nanterre : une destruction en trompe l'œil / Muriel Cohen
- Voir le film de L'Amour existe / Maurice Pialat
- Voir les émeutes dans les banlieues françaises depuis les années 70 .- Wikipedia