J’aime les voyages au soleil levant à trois sur la mobylette. Comme hier, nous avons aidé l’oncle de Naveen à terminer la cueillette des fleurs de souci.
En attendant l’arrivée de l’ouvrier agricole, prévue à 9 heures, je lui ai donné un cours sur le tuteurage des tomates (j’en vois un qui ricane), ce qui n’était pas nécessaire, car je pense que la variété d’ici est rampante.
L’ouvrier s’étant finalement décommandé, nous avons traîné un moment et je l’ai interrogé sur la répartition des tâches à la ferme, notamment entre les membres de la famille et les ouvriers agricoles. J’ai transcrit notre discussion dans le complément en fin d’article.
Nous avons aussi parlé salaires. Pour un ouvrier non qualifié, le gouvernement du Rajasthan[1] fixe le salaire minimal à 7 410 INR (81,5 €) par mois et 285 INR (3,1 €) par jour. Naveen paie son ouvrier agricole 500 à 600 INR (6 €) par jour. Le couple (deux personnes) qui travaille ici à l’année est payé 12 000 INR (132 €) par mois soit environ 400 INR par jour auxquels il faut ajouter le logement (une pièce sans eau courante), un petit jardin privatif et l’accès aux produits de la ferme.
On ne peut vraiment pas dire qu’il paie mal. Mais c’est un patron, et j’ai eu droit au sempiternel discours sur les assistés, trop payés pour avoir besoin de travailler…
Il en veut particulièrement au Mahatma Gandhi National Rural Employment Guarantee Act (MGNREGA)[2]. Créé en 2005 sous le mandat de Manmohan Singh (Parti du Congrès), il « vise à fournir un emploi rémunéré aux adultes, notamment aux femmes, des zones rurales pour des travaux non qualifiés, notamment dans la conservation de l'eau et la gestion des ressources naturelles. »
Les travailleurs.euses du Rajasthan sont payée.es 131 INR par jour, la moitié du salaire minimal, pour creuser des bassins (johads[3]) afin de retenir l’eau excédentaire des rivières lors de la mousson. Naveen pense qu'en réalité, elles ne font rien mais se cotisent pour payer une heure de pelleteuse (moins de 1 500 EUR) pour faire le travail à leur place.
L'après-midi, Naveen m’a emmené visiter la carrière de marbre blanc où travaille l'oncle de Naveen, située à une dizaine de kilomètres d’Amet. Moins connu que celui de Makrana[4] qui a servi à l'édification du Taj Mahal, le marbre blanc d'Amet et du Rajsamand est de même qualité. Mes seules références en la matière étaient Naxos pour le marbre blanc, la descente sur Mali à Tinos pour le marbre vert…et Cessenon pour le marbre rouge mais on est ici dans une autre dimension. La colline a été entièrement creusée sur plus de 300 mètres de hauteur. Les parois ressemblent à un empilement de blocs rectangulaire de plusieurs mètres de haut. En bas les poclains[5] semblent des jouets, partout des grues avec des longs bras en biais capables de porter des blocs de plusieurs tonnes.
Pour extraire le marbre, on fait un L en perçant deux trous un vertical et un horizontal permettant de passer un câble avec des anneaux en diamant qui fait office de scie. Pour découper les plus gros blocs, il faut parfois quatre heures et beaucoup d’eau pour refroidir le câble.
La carrière travaille 24 heures sur 24. Les horaires de l’équipe de jour que dirige l’oncle de Naveen sont 9h-18h avec une heure de pause à 13 heures. Les salaires journaliers minimum au Rajasthan vont de 297 INR (3,E €) pour un ouvrier semi qualifié à 359 INR (3,9 €) pour un ouvrier hautement qualifié.
Clou de la visite, on a eu droit à une descente au fond dans une benne accrochée par un filin à une grue. Jaykesh content comme un gamin.
Nous sommes allés ensuite visiter un atelier de découpe et polissage de marbre et de granit. Le fils du patron était très fier de ses panneaux solaires qui, avec leur production de 450kWh, permettent à l’usine d’être autonome en électricité. La taille des scies de tous types et des polisseurs est impressionnant. Des machines entièrement automatisées voisinent avec des coolies qui portent des plaques de marbre dans leur dos. C’est aussi cela l’Inde.
जय हिंद (Jay Hind)
- Voir article « Minimum Wages in Rajasthan 2024-25&
- Voir article Wikipedia sur le MGNREGA 2005
- Voir article Wikipedia sur les Johads
- Voir article Wikipedia sur les marbre de Makrana
- Cocorico: en Inde on dit Poclain pour une pelleteuse en référence à la marque française
Castes et/ou classes sociales
À la ferme Saï, je n’ai jamais vu Vinod travailler la terre. Lorsque j’aidais Ajay et sa femme au désherbage, il s’asseyait sur le bord pour nous regarder. Lors de la confection des différents purins, Kunal dirigeait, mais c’était Ajay, avec mon aide pour le vlog, qui effectuait le travail manuel.
C’est pourquoi j’ai été étonné de trouver l’oncle de Naveen au travail dès le petit matin, de voir ses deux fils, Dashrath et Navdeep, s’occuper des bêtes, ou encore Naveen passer plusieurs heures derrière la motobineuse. Rassurez-vous, ce n’est que temporaire, le temps que le couple, parti fêter Holi dans leur village, revienne.
Une des explications possible est le système des castes.
La famille Singh, celle de Naveen, fait partie des Kshatriyas, la caste des guerriers, par exemple celle des rois rajpoutes. La guerre sert aussi à conquérir des terres, donc on trouve dans cette caste de nombreux propriétaires terriens. Comme il s’agit d’une caste supérieure, les Kshatriyas[1] supervisent et encaissent les bénéfices, mais confient le travail manuel à des membres de castes inférieures. Naveen a tout de même tenu à me préciser ce matin qu’il voulait prouver à tout le monde qu’il pouvait travailler la terre, alors que, jusqu’à présent, il vivait et travaillait à Udaïpur dans un milieu privilégié et climatisé.
Kunal, de la famille Saï, a choisi de s’appeler Jat[2] pour affirmer son appartenance à cette population d’agriculteurs installée dans le nord-ouest de l’Inde. Il m’a dit que c’était un nom de caste, mais ce n'est pas ce que me dit internet. Au contraire, les Jats ont créé des républiques avec un chef élu et rejetaient le système des castes. Le fait que Vinod reste assis sur son charpaï est peut-être alors simplement dû à sa classe sociale. Plus gros propriétaire terrien du village, il a peut-être suffisamment de moyens pour payer le personnel nécessaire pour tous les travaux manuels de la ferme.
On reproche souvent, et à juste titre, au système de castes d'être un système fermé empêchant toutes évolutions. Bourdieu pour les sociologues ou Annie Ernaux pour les romancières montrent que notre système de classes l'est aussi, bien qu'il ne soit pas aussi formalisé et codifié.
- Voir article Wikipedia sur la caste Kashtriya
- Voir article Wikipedia sur les Jats