Anand Niketan Ashram

Soumis par Jacques Kergomard le ven 03/01/2025 - 08:06
Sujet(s) : Gandhisme

Il y a de l'enthousiasme dans les lettres que j'écrivais à la famille lors de mon séjour à Anand Niketan Ashram. C'est en les relisant que m'est venue l'idée d'y retourner. D'abord parce que j'avais aimé mes activités de woofing avant l'heure : "Je pioche, je bêche, je soigne les buffles, je fais le con, je passe beaucoup de temps à aider les 2 charpentiers-menuisiers-maçons-ébénistes..". L'ashram est maintenant fermé, probablement après la mort d'Harivallabh Parikh, son fondateur, en 2007. Mes recherches sur le web, le livre "Light in Darkness" d'Harivallabh Parikh et un livret de présentation de l'ashram [1] retrouvés dans ma bibliothèque m'ont replongé dans le monde des militants gandhiens de l'Inde indépendante avec le même intérêt qu'à l'époque, intérêt que je vais essayer de vous faire partager

Harivallabh Parikh est né au Gujarat en 1924 d'un père diwan (premier ministre) d'un état princier [2] dans le Rajasthan. Influencé par les nationalistes qu'il voyait dans la maison familiale, il décide après sa "matriculation" [3] de rejoindre Gandhi dans son ashram jusqu'a ce que la sévère répression du mouvement de désobéissance civil Quit India [4] en 1942, le contraigne à poursuivre la lutte dans la clandestinité.

Comme beaucoup d'autres disciples de Ghandi après l'indépendance, il décide de mettre en pratique ses idéaux - non-violence, égalité sociale, démocratie villageoise, etc. - dans une sorte de synthèse entre la spiritualité de Ghandi et le socialisme étatique de Nehru. C'est cette troisième voie qui m'a enthousiasmé. Probablement parce que, pour moi, en 1975, le romantisme révolutionnaire et l'idéal communiste étaient morts avec Che Guevara, Staline et bientôt Mao. Et aussi parce que comme Karna un personnage du "grand roman indien" de Shashi Taroor [5], j'étais agacé par "l'accoutrement traditionnel du Mahaguru, son spiritualisme, ses déclamations ininterrompues de textes sacrés, son ashram, ses références constantes à un passé pré-britannique idéalisé".

A mon arrivée à l'ashram deux semaines après sa déclaration, l'état d'urgence était l'objet de discussions passionnées, révélatrices de ce "cul entre deux chaises". Peut être parce que les atrocités du régime n'avaient pas vraiment commencé, Harivallabh continuait à soutenir Indira Gandhi justifiant l'état d'urgence au nom des 20 points de mesures sociales[6] alors que je croyais naïvement que ce disciple de Gandhi allait à l'inverse soutenir Jayaprakash Narayan (JP) [7], son compagnon de combat lors de la lutte de l'indépendance, puis pour la démocratie participative et contre l'injustice. Il ne lui pardonnait pas son penchant pour le nationalisme hindou [8] qui le menait à "dédiaboliser" le parti d'extrême droite Jana Sangh [9], allant même jusqu’à louer l'organisation et la discipline de groupes paramilitaires affiliés au RSS [10] dissous dès le début de l'état d'urgence.

Le cadre politique étant planté, revenons à notre ashram.

Pour mettre en pratique les principes ghandiens, Harivallabh Parikh choisit les contrées reculées de son Gujarat natal habitées par les tribus adivasis [11]. Selon une approche commune aux militants gandhiens, Il s'installe à Rangpur [13] pour vivre comme les habitants, partager leurs conditions de vie et apprendre leurs besoins. Pour respecter l'autonomie des habitants et être sûr de leur engagement volontaire, il a attendu que les habitants prennent l'initiative de l'approcher. L'idée était que le changement durable devait être initié par les communautés elles-mêmes, et non dicté de l'extérieur. Il raconte : « Je suis venu au village pour acheter du grain, [...] et je me suis assis à une meule en pierre pour le moudre. Il est rare de voir un homme moudre à la main, alors j’ai rapidement attiré un large public avec qui parler. »". Croyant qu'il était venu pour ouvrir une boutique, ils l'encouragèrent à revenir. À son retour avec sa femme quelques semaines plus tard, la plupart des villageois ne voulait pas leur parler. Ils se sont alors installé sous un arbre et ont passé les premiers jours à chanter des chants dévotionnels, à se lier d’amitié avec les enfants et à discuter avec quelques adultes courageux [14]. Une fois la confiance établie Harivallabh était devenu Bhaï (frère en gujarati) et il a lancé progressivement les initiatives qui sont devenues la réalité de l'ashram : en 1975 il concernait un million de personnes dans plus de 1000 villages.

Dans les villages adivasis, les conflits familiaux et des disputes mineures dégénéraient en affrontements sérieux, voire en meurtres. «Autrefois, les conseils de village réglaient les différends, mais les gens ont perdu confiance lorsque ces conseils sont devenus des instruments du gouvernement corrompu[15]. Il décide alors de développer des Lok Adalat (tribunaux populaires) qui se réunissait une à deux fois par mois. "Chaque jour, des personnes viennent à l’ashram avec des récits de disputes conjugales, de conflits fonciers, ou pour se plaindre des demandes de pots-de-vin par des policiers, du harcèlement des officiers forestiers et des agents du revenu, ou encore des escroqueries des prêteurs sur gage… Après l'enregistrement de la plainte au bureau, une date est fixée pour les deux parties, leur demandant de venir avec leurs proches et amis pour donner leur avis sur le problème. Ce jour-là, tout le monde se réunit pour la séance de la cour ouverte, sous l'ombre d'un grand arbre au centre de l'ashram. Tour à tour, les parties expliquent leur position dans le différend. Toutes les personnes présentes sont invitées à poser des questions et à discuter, Bhai jouant le rôle de président et d’arbitre. Souvent, un jury est désigné pour décider des sanctions ou des compensations. Lorsqu’un règlement à l’amiable est trouvé et accepté par les parties ainsi que par l’assemblée, le compromis est consigné, et du gur (sucre brun) est distribué à tous, symbolisant que la douceur a remplacé l’amertume dans les relations des gens". [16].

J'ai assisté à un de ces procès qui a duré toute la journée. Je n'ai bien sûr rien compris à ce qui disaient mais j'ai été étonné par la bonne tenue des débats. Le procès s'est terminé au crépuscule et ont alors commencé les sons syncopés des tambours et les danses. Je reste très impressionné par le jeune homme qui est parti en transes. Mouvements hystériques désarticulés et bave aux lèvres, c'était une scène semblable à celles filmées par Jean Rouch dans les "Maîtres fous" [17].

En 1978, à Rangurn ces tribunaux avaient traités plus de 27 500 cas et le nombre de meurtres est passé de 3 ou 4 par semaines à 3 ou 4 par an en 1978. Pour les cas nécessitant une décision officielle, l'ashram a embauché 2 avocats pour informer les villageois de leurs droits, les assister financièrement et lors des procès.

Les Lok shaba, parlements du peuple sont un autre exemple de cette volonté de pouvoir du peuple (Lok Shakti). "Au moins deux fois par an, dans chaque circonscription, les électeurs rencontrent leurs représentants élus des conseils de village, des talukas, des districts, ainsi que de l'Assemblée de l'État et du Parlement. Lors de ces réunions publiques, les habitants reçoivent un rapport sur les actions réalisées, posent des questions et décident des orientations pour les étapes suivantes. De cette manière, les villageois gardent un contrôle sur les politiques menées en leur nom et participent aux décisions concernant leur avenir" [15].

Bhaï a également été un des principaux animateurs du mouvement de don de terre (Bhoodan) créé par Vinoba bhave en 1951 [18]. Ce dernier a parcouru à pied la campagne indienne pour tenter de persuader les zamindars, propriétaires terriens, de céder leur terre aux paysans exploitants. En cas de résistance, il organisait des organisations de masse non violentes pour faire pression jusqu'à ce que le propriétaire cède.

Chez les adivasis, il n'y avait pas à l'origine de grands propriétaires terriens. Avant la colonisation, les tribus avaient un libre accès aux ressources naturelles et les terres étaient gérées par les conseils de village selon un droit coutumier. Pendant la période coloniale, les britanniques se sont accaparés les terres qu'ils jugeaient nécessaire à leur prospérité économique et ont fortement limités les droits coutumiers. A l'indépendance, les terres sont devenus propriétés de l'état mais la constitution prévoit des "compétences spécifiques [...] aux gouverneurs des États concernés et ces derniers sont habilités,après consultation des TAC [comité consultatif tribal], à réglementer le transfert de terres et à protéger les intérêts des communautés contre des lois ou des décisions gouvernementales adoptées au niveau fédéral et inadaptées aux spécificités locales à tout processus politico-administratif ou de développement" [19]. Sur le territoire de l'ashram, il ne s'agit donc pas de dons de terre mais plutôt de résistance aux tentatives d'appropriation des terres par les seigneurs locaux ou les usuriers. Dans son livre Light in Darkness, [20] Bhaï raconte une action de type pour régler un conflit concernant les terres de 12 paysans propriétaires que le seigneur local voulait s'approprier avec une couverture légale. Il a échoué pendant des années jusqu'à que son beau-frère soit nommé secrétaire adjoint au ministère du revenu de l'état du Gujarat. Celui ci a fait pression sur les subordonnés et finalement l'ordre a été donné de transférer les terres au seigneur local. La Gramsabha (assemblée communautaire) a mené des enquêtes approfondies et a conclu qu’il s’agissait d’une injustice et a refusé l’exécution de cet ordre :les paysans ont continué à labourer leurs terres. Deux ans plus tard, le seigneur a pris possession des terres avec l’aide de la police. En réaction, la Gramsabha a missionné 2 travailleurs pour organiser et guider la Satyagraha (résistance non-violente). Chaque jour, des groupes de 9 à 10 paysans entraient dans les terres interdites pour les labourer soutenus par l'ensemble du village et les villages voisins. Dès qu'ils pénétraient sur les terres, ils étaient arrêtés par la police jusqu'à ce que tous les jeunes hommes et femmes du village soient emprisonnés. Pendant ce temps, un membre de l'ashram rencontrait des responsables heureusement en l'absence des collecteur et administrateur locaux. Les anciens dossiers ont été examinés si certains avaient été falsifiés par le beau-frère secrétaire, d'autres étaient vrais dont le plan original du village et les documents relatifs aux droits des paysans. Après discussion au plus haut niveau, le gouvernement a fini par reconnaître son erreur: les droits des paysans ont été rétablis et les satyagrahis relâchés après 12 jours d'emprisonnement. Lors de la célébration de la victoire, une satyagrahi se lève les larmes aux yeux et déclare : "nous avons semé 4 fois. Nous avons privé nos enfants de nourriture pour conserver les graines et les semer. Et 4 fois, le seigneur a labouré les nos champs pour son propres comptes. Aujourd'hui nous n'avons plus de graines à semer". Aussitôt un paysan d'un village voisin propose, au nom de son village, de partager ses graines. Un autre propose de participer aux nouveaux semis. Et Bhaï de conclure : "le jour suivant l'armée de paysans entra en action avec 150 charrues en même temps. C'était merveilleux à voir".

Estimé à 3 millions d'hectares donnés dans le cadre du Bhoodan en 1954, on estime qu'il n'en restait plus qu'un peu plus de la moitié en 1969 . Certains paysans pauvres ont été contrains de revendre leur terre aux prêteurs et cultivateurs. Comme l'avait anticipé Ghandi, “Il est de loin préférable que cent familles d’un village cultivent leur terre collectivement et se répartissent les revenus qui en découlent, plutôt que de diviser la terre en cent portions". Le don de terre (Bhoodan) devait donc se transformer en don au village (Grandan). Les activistes Ghandiens ont convaincus les paysans à transférer leur titre de propriété au conseil de village (Gram Sabha) et reloués aux agriculteurs locaux. Généralement, pour qu'un village soit déclaré Gramdan, il fallait que 75% des villageois aient déclaré officiellement leur adhésion au projet et que plus de 50% est effectivement transféré leur titre de propriété [21].

Puisque le Gram Sabha n'était pas encore une entité légale dans l'État du Gujarat, la propriété des terres de 150 villages Gramdan autour de Rangpur est détenue par les 75 sociétés coopératives Gram Swarajya. Pendant longtemps, chaque fois qu'un adivasi avait besoin d'argent, il se tournait vers l'usurier, qui demandait alors un remboursement avec un taux d'intérêt allant de 200 à 300 %. Sous la pression locale et judiciaire, les usuriers ont dû arrêter leurs pratiques de fausses reconnaissances de dette (profitant de l'analphabétisme des Adivasis, ils leur faisaient signer des montants sans rapport avec l'accord oral), ils ont été contraints de réduire leur taux d'intérêt à 25 % puis à 12% grâce au Gram Swarajya Fund. Chaque agriculteur donne 2,5 % de son revenu annuel à ce fonds qui est géré au profit de toute la communauté : pour rembourser les anciennes dettes, récupérer des terres auprès des "sahukars" (usuriers), entreprendre certains projets d'irrigation ou accorder des crédits pour des usages productifs. Les magasins coopératifs proposent des semences, des engrais, des produits de première nécessité à des prix bas et sont utiles pour l'échange de marchandises, ou pour la vente des récoltes[22].

Pour vous (re)plonger dans l'atmosphère de l'époque, je vous suggère de regarder le film "Manthan" [23] de Shyam Bénégal. Il raconte l'histoire de militants ghandiens qui veulent monter une coopérative laitière. Il été tourné en 1976 dans le Gujarat et financé par 500 000 fermiers membres d'une coopérative laitière du même Gujarat. Et aussi "Kantara" [24]qui raconte un conflit pour la propriété de la terre dans un village adivasi du Karnataka (Sud de l'Inde) entre les villageois, un propriétaire terrien qui veut récupérer sa terre confiée à un demi dieu en 1847 et l'état indien qui veut en faire une réserve naturelle, le tout sur fond de Buta Kola, danse chamanique adivasi.

Moins spécifiquement indiennes, je ne m'étendrais pas sur les autres activités de l'ashram : contrôle des naissances, centre de santé, éducation populaire et scolaire avec l'aide d'ONG internationales [25], de donateurs indiens et de quelques volontaires dont je fus.

Écrire cet article m'a fait mesurer rétrospecivement à quel point ces quelques semaines passées avaient influencé ma pensée sociale et politique. Je ne retiendrai qu'un enseignement, profondément ghandien : La fin ne justifie jamais les moyens mais, au contraire, ce sont les moyens qui déterminent la fin.

  1. Télécharger le document numérisé (pivoter les pages à droite)
  2. A l'indépendance de l'Inde, le pays comptait un total de 562 États princiers gouvernés par des souverains locaux : maharajas, nawabs, rajahs ou autres- Ils avaient une certaine autonomie sur leur affaires domestiques mais étaient liés par des traités avec les britanniques qui contrôlaient leurs affaires extérieures. Après l'indépendance, Ils ont été persuadés (ou dans certains cas contraints) de signer l'Instrument of Accession, intégrant leurs territoires dans l'Union indienne.
  3. Matriculation est le diplôme passé en fin de 10ème que l'on peut comparer au brevet du collège.
  4. Article Wikipedia Quit India
  5. Voir Le grand roman indien sur Babelio
  6. En l'absence d'autres sources, voir les 20 points de mesures sociales d'après ChatGPT
  7. Voir la biographie de Jayaprakash Narayan sur Histoire.Wiki
  8. Harivallabh Parikh s'est toujours opposé aux nationalismes religieux. Dans un article de Hindustan times en 2004, dénonçait la place prise par le nationalisme hindou dans les tribus adivasis : "Je m'oppose aux missionnaires chrétiens depuis 50 ans parce que j'étais opposé aux conversions. Je constate maintenant que les sectes hindoues ont un large soutien parmi les populations tribales."
  9. Voir Bharatiya Janata Party sur Wikipédia
  10. Voir Rashtriya_Swayamsevak_Sangh sur Wikipedia
  11. Voir Adivasis sur Wikipédia
  12. Lors de mon séjour précédent à l'ashram en décembre 74, j'avais pu pu me joindre à des voyages d'officiels dans les villages adivasis, mais je n'en garde pas de souvenirs marquants. En juillet et août, période de mousson, la traversée de la rivière en crue était difficile, raréfiant les visites dans les endroits les plus isolés. Pour ce faire une idée de la vie de ces tribus vous pouvez regarder la série 1 et série 2 de photos publiées sur Asian Art Archive.
  13. Localiser l'ashram sur la carte de mon voyage
  14. Récit de l'installation d'Harivaballabh Parikh extraite de l'article Justice that unites par Mark Shepard
  15. citations d'Harivallabh Parikh in People’s Judge: Harivallabh Parikh
  16. Extrait du livret de présentation traduites [1] par chatGPT.
  17. Voir les maitres fou sur Dailymotion
  18. En savoir plus avec le texte Boodhan and Gramdan : are they revelant today.
  19. In Les droits des adivasis sur leurs terres et leurs ressources. Voir aussi Les Adivasis de l’Inde centrale, entre dépossession et résistance territoriale et En Inde, le combat des Adivasis pour la forêt.
  20. Voir le texte original numérisé
  21. Principales ources utilisées pour le mouvement Gramdan : Villages Gramdan en Inde , Qu'entendez vous par Bhoodan et Gramdan ? ,
  22. Ce passage est extrait de la plaquette de présentation de l'Ashram [1], OCRisé et traduits par chatGPT et remanié par mes soins.
  23. Voir Manthan version de 1976 avec sous-titres anglais.
  24. Voir Kantara avec sous titres anglais.
  25. La plaquette présentation mentionne explicitement Community Aid Abroad et Freedom for Hunger Campaign pour l'australie, OXFAM pour l'Angleterre, EZE et Bread for the World pour l'Allemagne et la CIMADE pour la France.